Baigneurs à San Niccolo, Domenico Cresti, dit Passignano 1559/1638
Lorsqu'il réalise ce tableau, dont on ne connaît pas l’origine, si ce n'est que cette dimension de 1,40m x 1,80m ; inusitée pour une scène de genre ; indique qu'il pourrait s'agir d'une commande pour un Florentin, nostalgique des jeux de baignade les jours d'été à San Niccolò, .
L'œuvre qui relève moins de la Renaissance que du baroque fait partie du mouvement maniériste de la fin de la Renaissance.
L'art des peintres maniéristes, de l'italien manierismo, « de la bonne manière » était considéré comme une forme déclinante de la peinture de la Haute Renaissance, celle de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, qui recherchaient une application parfaite de la perspective et des couleurs. Les maniéristes sont accusés d'être des imitateurs de ces grands artistes, de n'avoir aucune originalité, de peindre à la manière de.
Tondo Doni, vers 1506, Michel-Ange
Les modéles nues encadrant la nativité sont positionnées sur un muret en arc de cercle, donnant de la profondeur au tableau.
C’est un art de cour princière, les sujets sont en torsion, formant des S, dans un espace souvent comprimé, avec des couleurs vives et contrastées.
comme celle toutes en tensions et torsions pour exprimer l'effroi. Oeuvre de Joachim Wtewael 1566/1638 principal représentant néerlandais du maniérisme du Nord. le Déluge, 1595.
Les thémes, souvent issues de la culture littéraire des élites, les allégories, les emblèmes, largement utilisés, sont mis au service de la gloire du commanditaire. Art pour une élite cultivée, capable de comprendre ce qui est représenté et non accessible au populaire qui n'en n'as pas les références.
Laocoon et ses fils, 1607, Le Greco 1541/1614
Il faut apprehender les Baigneurs à San Niccolò comme une parenthèse dans la production de Domenico Cresti 1559/1638, laquelle est sans rapport avec les thèmes religieux, historiques ou allégoriques, dont la renommée, au tournant du siècle dépasse les frontières toscanes. Recevant de nombreuses commandes, en particulier de Rome, ses œuvres sont toutes envoyées depuis son atelier de Florence.
Alfione sul delfino, 1595/1610
Cercle de Domenico Cresti, Saint Sebastian
Surnommé Passignano, du nom de ce quartier de Florence a Tavarnelle Val di Pesa qui l'a vu naitre, l'œuvre signé, est daté de 1600, Domenico a 41ans, si certains de ses tableaux comportent également des nus, on ne peut dire que c'est une constante dans ses créations.
Ces année-là, les écrits de Vasari et d'autres écrivains, soulèvent un débat entre la prédominance donnée au dessin par les Toscans et à la couleur par les Vénitiens. Passignano est donc vu, comme l'artiste capable de fusionner ces deux écoles.
Dans son premier travail florentin, les fresques de la chapelle Salviati à San Marco 1589/91
on peut remarquer les figures "nues", dérivé de l'exemple du Tintoret, complètement nouveau sous cette forme dans le panorama artistique local.
Le Tintoret, Adam et Eve, 1551.
Plusieurs analyses des Baigneurs à San Niccolò, n'hésitent pas à qualifier l'œuvre d'exemple artistique le plus important de l'art « homoérotique « de la fin de la période maniériste.
Toutefois, Alors qu'au XVIe siècle l'accusation de sodomie pouvait encore constituer un motif de pression politique. Au début du XVIIe siècle, l’homosexualité, régnant à l’intérieur même de la cour papale, et l'admiration pour les héros antiques aux amours masculines célébrées dans la littérature classique, permet une certaine tolérance, et l’indulgence pour les relations entre hommes.
Si l'œuvre peut être associée à une tradition de représentation des bains publics et d'images de bain remontant à l'Antiquité, elle reste unique chez Cresti, bien que l'on retrouve de nombreuses références avec les œuvres passées. Comme celle de Girolamo Macchietti 1535/1592, "Les Thermes de Pouzzoles" 1570/73
A bien des égards, ce tableau semble préfigurer les « baigneurs à San Niccolo» plus audacieux et plus explicitement homoérotiques de notre point de vue contemporain.
Certains détails du tableau de Cresti, font écho à sa collaboration au plafond du Duomo de Florence. À la fin des années 1570, Passignano a aidé son professeur, Federico Zuccari 1542/1609, dans une des scènes d’Inferno,
Avec des nus masculins dans des poses torturées, contrepoint à celles similaires des hommes de San Niccolo.
Ces sujets de nudités présents dans les œuvres de Michel-Ange et Léonard de Vinci, connus entre-autres pour leurs figures comme celles des « ignudo » peuvent avoir aussi été source d'inspiration
Comme eux, Domenico Cresti est habitués à dessiner directement de la vie et de la nature, cette influence est sans doute la plus pertinente de Passignano.
En examinant l’œuvre, on constate que la plupart des baigneurs ne sont pas nus, mais couvert d’une sorte de caleçon, un voile léger et diaphane qui révèle plus qu’il ne cache les anatomies.
Jeu de la pyramide chez Cresti
Baigneurs en slip chez Macchietti
On remarquera la spontanéité des groupements de personnages dans le tableau, ainsi que l'individualité de leurs apparences et poses, ce qui suggère que Passignano faisait des études de ses observations de la vie florentine qui l'entourait.
Cette conversation au bord du bassin, attire notre attention par ce regard énamouré et cette attitude ambiguë qui justifie à eux seul, l’homoérotisme de la scène. À Florence comme ailleurs, hier comme aujourdhui, l'eau, les berges accueillantes sont de tout temps des lieux de séduction, de refuge pour les amours cachés.
Celle en contrebas, n’en suggère pas moins.
La même scène chez Macchieti
Un homme accoudé, un plongeon incertain et un autre jeu de baignade, ronde de ceux qui ne sachant nager, s’assurent l’un à l’autre.
A l’extrême droite, sans doute les seules figures totalement nues du tableau.
Dans l’arrière-plan, ce qui semble être un « venditore » proposant quelques fruits
Tandis qu’au bain de Pozzuoli, on peut requérir les services d’un cameriere
Généralement l’œuvre est décrite comme dominée par les créneaux de l'architecture de San Niccolò à l'arrière-plan avec l'ancien moulin à grains et la Porta érigée en 1324 toujours éxistante.
Toutefois, il est possible que Domenico Cresti ait voulu représenter l’Abbaye de Passignano, au pied de laquelle il est né… Les deux architectures sont suffisamment similaires pour le supposer
Le thème sensuel dépeint en 1600 peut paraître inhabituel, pour Cresti comme pour l'époque, et en l'absence de tout commentaire contemporain du tableau, certains ont suggéré que ce sujet a pour référence la bataille de Càscina, un affrontement entre les armées florentine et pisane que Giorgio Vasari 1511/1574 a représenté.
Prise de Cascina, 1563-65, Commandés par le général Paolo Vitelli qui entre de force dans la ville avec ses troupes tandis que son artillerie tire contre les remparts.
En tête, l’étendard Florentin au lys rouge sur fond blanc
Le siège ne durera que vingt-six heures avant la capitulation de la ville, grâce à la puissance de feu des canons florentins.Dans cette guerre, Pise est appuyée par les troupes du roi de France, tandis que Florence est alliée au Duc de Milan.
Mais avant la reddition de Pise, c'est une anecdote qui a donné lieu à une échauffourée entre les deux armées.
Ayant avancé vers Cascina, par une journée insupportablement chaude de juin 1499, l'armée florentine décide de retirer les armures brûlantes pour se baigner dans les eaux de l'Arno.
Les espions pisans remarquant les défenses relâchées, signale la situation à leur commandant qui entreprend de lancer une attaque surprise contre les Florentins. Cependant, avertis par les trompettes des guetteurs, s’étant précipitamment réarmés, nus, mais rafraîchis et revitalisés, les forentins, regroupés sur le champ de bataille, réussissent à faire battre en retraite les forces pisanes usées et fatiguées.
En 1504, Michel-Ange est chargé de créer une fresque de la bataille de Cascinà pour la salle florentine du Palazzo Vecchio. Jamais terminé, de celle-ci, reste les dessins préparatoires
et les études pour les combattants
Mais de la bataille elle-même ne nous est parvenus que cette gravure de Schiavonetti d’après Aristotele da Sangallo, élève de Michel-Ange qui a reproduit le projet de fresque.
Dont la mise en scène révèle l'intention de Michel-Ange de saisir le moment où l'armée florentine nue saute dans l'Arno pour reprendre le combat. Dynamisme et vitalité qui ont inspiré les figures de Domenico Cresti pour les Baigneurs de San Niccolò.
En conclusion et bien que rien ne permet de l'affirmer, il est possible qu'un de ces deux personnages soit le commanditaire du tableau dont on sait qu'il a était dans les collections du marquis Filippo Niccolini 1655/1738.
Les Nicollini sont une des plus anciennes famille florentine, qui tire son nom de Niccolino di Ruzza, décédé lors du siège de l'empereur Arrigo VII à Florence, en 1312.
Filippo est descendant de la lignée de Piero di Matteo 1507/1570, et de ses fils Lorenzo 1541/1607, avocat, Piero 1573/1651 vicaire général de l'archevêque Marzi Medici, Simone 1577/1662 un avocat célèbre et Matteo 1594/1663.
Allié avec la maison de Médicis, mais aussi des nombreuses familles aisées telles que les Riccardi, les Da Filicaia et d'autres dans les grandes villes de Florence, Sienne, Pise, etc.
A y regarder de plus prés, il me semble que ce tableau est moins la description d'activités d'une baignade anodine, que celles des relations informelles, dans lesquelles ces jeunes gens bien nés, exercent leur adresse à se conduire en société, à lier d'utiles relations.
Ce n'est pas le peuple qui est mis en scène, ce sont les futurs maitres de la haute bourgeoisie florentine qui s’amusent ici sous les yeux des prolétaires aux fenêtres.
C'est pourquoi n'étant pas nus, ils se distinguent de la populace, laquelle, n’ayant rien, s'exhibe dans le plus simple appareil, relégué dans un coin du tableau.
A ce sujet, merci pour votre avis et commentaires.