Naissance d’une oeuvre...2/4
Aristide Maillol, Le cycliste, 1907/1908
Un vendredi de mai 1907, après avoir déjeuné avec les Nostitz au Pavillon bleu, à Saint-Cloud, le comte Kessler part avec eux à Marly, chez Aristide Maillol,
"... nous ayant offert du vin de ses vignes de Banyuls, dans sa petite maisonnette pleine de clarté. Il nous montre, entre autres, plusieurs esquisses pour une série de douze reliefs qu’il projette sur le thème de « l’homme et la femme ».
Un jeune homme nu et une femme accroupis l’un contre l’autre de profil, lui avec son bras passé autour du cou de la femme, retient l'attention du comte Kessler.
Esquisses pour l’homme et la femme
« J’ai fait ça ce matin, dit Maillol..." "Oui, c’est pas mal, il y a ces deux boules ici (les deux têtes), puis, au-dessous, les saillies des deux bras qui remplissent, et puis les cuisses bien en avant, de sorte qu’il n’y a pas de trous. C’est ce qu’il faut trouver… »
Alors l'œil de l'amateur qui s'est reconnaitre le bel ouvrage, commande le relief pour 4 000 francs. (soit environ 15 700€) le comte Kessler divine tout de suite que le vrai problème du sculpteur, c’est de trouver un jeune modèle masculin.
Il ne veut pas d’Italiens qui forme la grosse troupe de modèle disponible à Paris (« ils sont trop jolis ») Il cherche « un jeune paysan français un peu carré », tout en regrettant que les jeunes gens du village âgés de seize ou dix-sept ans refusent à poser nus. Maillol, renfrogné, marmonnant dans sa barbe, de sa profonde voix de basse méridionale, conclut « Si je ne trouve personne, je me poserai moi-même. »
Mais la véritable raison, c'est que Maillol rechigne à payer ses modèles plus de 5 francs, alors qu’ils demandent 7 ou 8frs. C’est pourquoi Kessler lui adresse son petit Gaston en payant la différence à son protégé qui commence les poses pour la figure masculine du Désir.
Fin juin, Kessler est invité pour la première fois à diner chez les Maillol à Marly. Le jeune homme est déjà presque terminé. La tête prend pour modèle le petit Colin, mais le corps est celui du jeune Gaboriaud de Saint-Germain, un bon à rien, boxeur professionnel, capitaine de football, fils de pasteur, matelot à la retraite, peintre et élève de Maurice Denis (Josué Gaboriaud 1883/1955)
Comme Kessler demande a Maillol « Combien pensez-vous qu’il y a eu de poses pour le jeune homme du relief ?… Maillol a répondu « pas souvent, Deux ! La première fois, j’ai fait des dessins, la seconde, j’ai tout de suite attaqué la terre. Je n’aurai plus besoin de lui beaucoup, parce que j’ai une très bonne mémoire."
Gaston prenant la pose pour l’homme du relief
5Juil,Maillol dit tout de go : "« Votre bas-relief, je l’ai tout démoli. La tête de la femme venait trop en avant, ça détruisait tout !
J’ai voulu l’essayer comme ça, à cause de l’expression, mais ce n’était pas possible…
En même temps que se réalise le relief de l’homme et la femme , Maillol commence l’autre commande de Kessler, le Narcisse.
Mais l'artiste hétérosexuel, chantre des formes féminines, était hésitant et difficile à convaincre de réaliser la statue du jeune amant de son commanditaire qui a néanmoins su trouver les arguments pour le persuader. T
outefois, Maillol remarque « Je raccourcirai un peu les jambes, je renforcerai les bras, mais la poitrine et le dos sont tout à fait jolis. Regardez l’esquisse, c’est curieux, il a des seins comme une jeune fille. »
Mais Kessler veut absolument que soit exécuté, une cire perdue « Oui, ça peut être très bien, une cire perdue : il y a tout le travail de l’artiste. Mais c’est bien cher...Enfin, si vous le voulez, on travaillera, on travaillera un peu plus ! »
Kessler qui sait comment obtenir ce qu'il veut, augmente derechef le prix convenu de 3000 à 4 500 Fr. (environ 17 500€)
16Juill , L’après-midi chez Maillol, pour le voir travailler sur ma statue d’après le petit Colin. Quand il modèle, il semble toucher et appliquer l’argile avec délicatesse et tendresse, c’est comme s’il caressait les formes avec ses doigts. Dans l’atelier, j’ai photographié le petit Colin, la statue et Maillol.
23Juill, De nouveau chez Maillol, où j’ai pris des photos. Je lui ai dit que je craignais qu’il n’arrive à mon jeune homme en terre la même chose qu’au buste de Renoir, qu’un morceau ne tombe et soit perdu.
Maillol m’a répondu que ça ne ferait rien, qu’il pourrait facilement en refaçonner n’importe quel morceau, qu’il était facile de refaire un bras, une jambe. « Tout le monde peut faire le morceau. Le difficile, c’est de trouver où il doit être mis : une fois qu’on voit que c’est là, ce n’est rien de faire un bras, un sein. »
25Juill, chez Maillol, à propos de la statue du jeune homme : « C’est une étude d’après nature. C’est très amusant à faire, seulement, c'est lent... c’est lent. «
Quard'heure de pause pour Gaston
Vers six heures, j’ai emmené Maillol et sa femme en auto avec moi à Saint-Cloud, le petit Colin nous suivait sur son vélo. Nous avons dîné au Pavillon bleu, Maillol me prie de rappeler à Rodin sa promesse de venir Marly, il aimerait beaucoup entendre ce qu’il dira du jeune homme.
27Juill, « J’Apporte à Maillol quelques-unes des photographies qui montrent le petit Colin nu à côté de sa statue. Maillol les a examinées très attentivement l’une après l’autre avant de dire : « On voit bien la différence, on fait toujours moins rond que la nature. On croit faire aussi rond et c’est toujours moins rond. »
Prenant ensuite une des photographies dans sa main, il se met a corriger la terre d’après l’image, sans regarder Colin, nu, qui se tenait debout juste à côté.
« C’est difficile, bien difficile, il se tortille tout le temps. À chaque instant, c'est différent. Regardez ici, le creux de l’estomac et les côtes, maintenant, il y a ceci et dans un instant, c’est tout changé, il n’y a plus rien.
Il faut regarder de tout près. Et montrant le petit Colin, « regardez, il n’y a rien, c’est tout lisse. » Ensuite, il me demande de prendre encore quelques photographies du jeune Colin, qui enchaîne des poses au hasard.
29Juill, àpropos de l’homme et de la femme qu’il veut intituler « le Désir » il était très frappé par le cou de la femme, qu’il trouve trop court. Il dit l’avoir d’ailleurs modifié ce matin, allongé, rendu plus élégant.
"Le jeune homme est bien, le modelé y est, mais le modelé ne m’intéresse pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est que tout soit à sa place dans l’ensemble."
30Juill, Maillol alors qu' il travaillait à la statue d’après le petit Colin. « Regardez ici, en indiquant la partie gauche de la poitrine du garçon,
« on dirait un muscle énorme et quand on regarde de près, impossible de rien voir. La nature fait ses effets avec rien, et les sculpteurs en mettent comme ça (tenant une grosse boule de terre dans sa main) ! C’est un rien qu’il faut. Seulement, c’est long à trouver."
2 Aout, à propos du Désir, j’ai envoyé hier hez Maillol, a petite Grinbert, pour servir de modèle à la femme du relief. Il la trouve très jolie, « le dos lisse comme un poisson », mais dit que la figure est déjà conçue dans un autre style, sur le modèle de sa femme, en formes courtes et robustes.
La chose aurait pu être plus avancée, « mais depuis quelques jours, il fait toujours trop froid le matin pour faire poser. Et puis, ma femme a ses jours de mauvaise humeur. J’ai voulu faire poser la bonne, mais voilà trois ou quatre jours qu’elle fait la lessive, alors ça n’avance pas…
" Ce que donne cette jeune fille est mieux que ce que donne ma femme, mais il aurait fallu la connaître il y a un mois, avant de commencer le relief, alors ça aurait été tout seul… Quand on est bien parti, le travail se fait tout seul. Ainsi, voyez, l’homme, je l’ai fait en deux séances., l’exécution, c’est de trouver la place de tout et de tout bien emmancher. »
Il est resté longtemps debout devant l’esquisse en terre, la photographie du relief à la main, pesant le pour et le contre. Puis l’ayant recouverte d’un drap, se met à l’ouvrage sur sa grande statue pour Osthaus.
5Aout, Maillol fait faire un moulage à la cire de la statue du petit Colin, ensuite, il va la terminer.
Préparation du moulage a la cire
13Aout, La petite Grinbert me raconte qu’il a fallu interrompre les séances de pose chez Maillol à cause de la jalousie de sa femme, que le vendredi, il y avait eu une scène, elle préférait s’en aller. :
« Je l’ai renvoyée. Quand on a le modèle devant soi, on se laisse toujours entraîner à copier la nature plus qu’il ne faut… Avec ma femme, c’est bien difficile d’avoir un modèle… des scènes tous les jours… »
14Aout, Maillol est radieux. « Ça a été le diable pour trouver la femme. Mais depuis hier, elle y est. Maintenant, il n’y a plus qu’à faire les bras, les mains, mais ça n’est rien, ça. » L’homme viendra, puisque la femme est venue. »
À suivre : Naissance d’une œuvre...3/4 et 4/4